La voix d’une dame

                                           Expérience française d’un Japonais
Shuhei FUJISAWA

1. La voix d’une dame

—Vous avez mal aux dents, Monsieur—? m’a interpellé une dame dont je ne me souviens ni le visage ni l’âge. Mais j’entends toujours sa voix anxieuse et gentille.  C’est une de mes expériences inoubliables en France.
Un matin d’automne en 1998, j’allais au marché la tête baissée et les yeux aussi, le menton appuyé sur la main droite. La veille ma compagne était partie au Japon pour soigner sa mère qui avait eu une attaque d’hémorragie cérébrale. Je la plaignais, car elle commençait à bien s’adapter à la vie française et en était très contente; mais elle était sûre de ne plus y revenir. Le soir, deux jours avant son départ, nous avions regardé sans aucun souci ¨My name is Joe¨ réalisé par Ken Loach dont la fin tragique annonçait peut-être ce malheur qui allait nous surprendre.
Ainsi je cheminais en regardant le trottoir mouillé de pluie froide. La dame aurait aperçu mon visage sombre ou remarqué ma main droite soutenant le menton ; elle m’a adressé la parole: <<Vous avez mal aux dents, Monsieur?>>
Pourquoi n’ai-je pas oublié ce petit événement ? Pourquoi sa voix sympathique retentit-elle toujours ? Parce que la dame a reconnu mon malheur de ce matin et son interpellation a donné forme à mon existence douloureuse sur le chemin au marché. Contrairement à ce qu’affirme Sartre dans L’Être et le Néant (chacun ne peut être sujet qu’au détriment de l’autre), elle s’est avisée de ma mine et a reconnu exactement mon sentiment. Elle a sûrement partagé, un tant soit peu, mon chagrin d’alors.
D’ailleurs la douleur physique, c’est ce qui distingue le plus nettement ce moi des autres ; imaginez une mère(ou un père) qui soigne son enfant criant de douleur ; elle(ou lui) est prête à souffrir à la place de son enfant. Mais en vain. Sa douleur est à lui, jamais à ses parents. C’est en ce moment que l’on aperçoit le gouffre profond entre le moi et les autres.
C’est cependant la même douleur qui nous permet de franchir ce gouffre ; autrement dit, tout en reconnaissant la distance et la profondeur du gouffre, on ne peut s’empêcher d’essayer tendre la main vers les autres : il est impossible d’être totalement indifférent aux images à la télévision des petits enfants syriens sanglants rescapés.
L’ambivalence à l’égard d’autrui, E. Levinas l’analyse à partir du visage. Alors que «Le visage entre dans notre monde à partir d’une sphère absolument étrangère (…) le nom même de l’étrangeté foncière », « le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier» (Humanisme de l’autre homme) Le visage nous impose d’accueillir un autre venant du lointain : alors que nous l’apercevons à l’horizon,  au-delà de notre champ intime, son appel nous arrive vivement dans le creux de l’oreille.
A la parole de la dame, un peu surpris, j’ai peut-être répondu ¨Ça va bien, Madame, merci.¨ Je ne sais pas si j’ai éprouvé quelque plaisir sur place, si juste après notre brève rencontre j’ai commencé ma rêverie philosophique. Mais ce qui est sûr, c’est que j’ai connu l’essence de la relation du moi avec les autres, un fondement sur lequel se construit la société ; j’ai eu la certitude que j’appartenais à cette société, moi aussi, étudiant venant d’un pays de l’Extrême Orient.

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