Une seconde fois, une seconde vie

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On croit d’ordinaire, quoi qu’on fasse, que la première expérience est forte, fraîche et inoubliable. Mais en fait on ne le pense que quand on fait quelque chose plus d’une fois. Quand on ne fait une chose vraiment qu’une fois, on ne peut reconnaître son expérience. Par exemple, pendant les vacances vous entrez une seule fois dans une boulangerie d’une petite ville au bord de la mer, vous vous souviendriez à peine du visage du boulanger ; cela ne constitue pas une expérience.

Je ne parle pas d’expérience scientifique, mais quotidienne,« pensée alors, non plus comme prospective, mais résultative : elle n’est pas recherchée, mais récoltée. (…) sous l’angle (…) de la durée qui lentement [l]‘a triée et décantée.» (François Julien Une seconde vie, Grasset, 2017.) L’intensité de la première expérience est relative, puisqu’elle en devrait perdre l’impression lumineuse par répétitions postérieures. Loin d’être une expérience intense et absolue, la première fois n’acquiert souvent sa richesse que revécue une seconde fois.

Or, cet été j’ai eu la chance de savourer deux retrouvailles.

J’ai d’abord revu à Paris le film japonais L’Empire des sens de Nagisa Oshima (voir le site : http://www.telerama.fr). Je n’avais pas eu la chance de le voir au Japon ; à l’époque où il est sorti en 1976, j’étais d’ailleurs encore mineur, interdit de voir ce film, dont l’histoire est une sorte d’adultère. Je l’ai vu la première fois à l’automne 1996, mais au petit écran sur Arte. L’associant à quelque chose de scandaleux, j’ai été surpris de le découvrir sur la 5e, chaîne éducative. C’est donc la première fois cet été que je le voyais dans une salle de cinéma, une vingtaine d’années après l’impression forte mais vague qu’il m’avait laissée.
Je ne parle pas ici du film même, mais de l’espace du temps, une vingtaine d’année. Puisque je n’ai pas d’enfants qui grandissent d’année en année et que la plupart de mes étudiants à l’université japonaise sont jeunes, je suis insensible au passage de temps, ana-chronique, au terme proustien. Mais le redécouvert du film sensuel en France m’a fait prendre conscience de ma traversée indéniable du temps, en vingt ans.

Ma seconde retrouvaille a été au musée de l’Orangerie de Paris, où j’ai redécouvert la collection du Musée Bridgestone. Ce musée se trouve à Tokyo, mais à l’occasion de ses travaux, les parisiens avaient la chance d’apprécier sa collection permanente. On peut dire d’ailleurs que certains de ces tableaux revenaient en France, car la collection est notamment connue pour ses chefs d’œuvres impressionnistes français (http://www.musee-orangerie.fr/fr/evenement/tokyo-paris-chefs-doeuvre-du-bridgestone-museum-art-collection-ishibashi-foundation).
Quand j’étais étudiant et habitais une ville pas très loin de Tokyo dans les années 80, je fréquentais ce musée. En me souvenant du début de ma fréquentation, je me rends compte cependant que je n’ai pas eu de rencontre au sens strict : ma première visite aurait déjà été une sorte de reconnaissance. Parce que dans la nouvelle de Yasunari Kawabata Le soleil et aussi la lune j’avais déjà connu l’espace tranquille dans une salle de ce musée, au sein même de la grande ville bouillonnante, et la montagne verte Sainte Victoire de Cézanne ; l’écriture de prix Nobel de littérature avait fait mon initiation, et mon premier visite a déjà été une redécouverte. Je l’ai donc renouvelé encore une fois à Paris, après plus de trente ans.

Pendant ce séjour estival, j’ai aussi connu le dernier essai philosophique de François Julien, Une Seconde vie citée déjà plus haut. Depuis longtemps je connaissais le nom de ce philosophe, j’avais remarqué ses nombreux livres à la librairie. Mais c’est la première fois que j’en ai acheté et lu un (au retour des vacances, j’ai constaté posséder déjà son œuvre, Près d’elle, éd. Galilée.). Et je crois que mes deux retrouvailles illustrent bien le thème d’Une seconde vie.

Le philosophe décrit dans Avertissement un personnage de roman moderne, qui serait quasiment nous, le lecteur, levé malgré lui un petit matin, tirant le rideau de sa fenêtre, tourmenté par la question « Pourquoi est-ce que je continue de vivre ? ». Lui, (ou Elle, comme Emma Bovary) « il est déjà avancé dans la vie», est juste au seuil d’une seconde vie. Presque sorti de la première vie, conditionnée et subie, il est prêt à se « tenir hors », c’est-à-dire ex-ister.

(…) se dissociant du primaire de la première vie, donc aussi se désolidarisant d’avec son monde, un sujet s’affranchissant de la clôture du moi peut émerger. Il s’affirme alors en sujet ex-istant. (op.cit. p. 29.)

 

Authentiquement libre, il pourra avec l’autre établir une relation du second amour, différent du premier amour qui « était soumis au désir qui, comblé, se renverse en ennui » (op.cit. p.140.),

(…) le second amour s’est dégagé de la passion, c’est-à-dire de la passivité qui est l’envers de la possession, pour s’ouvrir à tout autre chose : pour se déployer, dans l’intime auquel il accède, à l’infini de la présence ou de l’« être près ». (ibid.)

Cet amour mûr est donc dégagé de la dialectique stérile de possession / déception. La présence de l’autre n’est plus menaçante ni alternative pour / à la mienne, mais m’ouvre pour toujours à l’infini d’autrui.
Pour compléter mon compte rendu très court, je vous recommande de lire cet essai, adapté à nos sociétés française et japonaises de grande longévité: nombreux sont ceux qui peuvent reprendre la vie, jouir d’une seconde vie.

Je n’ose d’ailleurs affirmer mon plein droit d’accéder à une seconde vie. Mais ces retrouvailles et la lucidité offerte par le philosophe m’apportent à la fois un certain sens de la vie traversée, même banale, pauvre et médiocre, et l’inspiration d’une ¨seconde vie ¨ . Une seconde fois constitue une sorte de grâce. Je me souviens alors de la citation très connue de Proust, écrivain auquel François Julien se réfère plusieurs fois : « il ( = le souvenir) nous fait tout d’un coup respirer un air nouveau précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois » ( Le Temps retrouvé ) ; suit une de ses phrases les plus célèbres : « les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. »

En ce qui concerne une seconde amour, le philosophe critique strictement le grand écrivain : « Proust n’a pas entrevu la possibilité d’un second amour » (op.cit., p.145) puisque « (sa) vérité n’est qu’un enfermement des sujets dans leur moi respectif .» ( ibid. p. 146) Plus généreux que F. Julien, je pense que Proust comprend très bien cet « enfermement » des amants, ou plutôt de chacun de nous. Cherchant le Dehors, il ne l’a trouvé que dans les Arts. On peut donc voir la lueur d’un second amour dans son grand roman, même si les amours de son héros avec Albertine et de Swann avec Odette semblent très pessimistes.

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