Résistance d’une lycéenne
Au Japon, on en est presque à la fin de l’année universitaire avant la rentrée scolaire au début du mois d’avril, saison de pleine floraison des cerisiers. Je vais écrire encore une fois sur l’éducation japonaise.
A la fin d’octobre dernier, mon ami m’a signalé « une curieuse histoire d’une Japonaise chassée de son lycée parce qu’elle refusait de teindre en noir ses cheveux marrons. ». Au fait quand la veille j’avais connu cette affaire dans le Journal Maïnichi (Tous les jours), j’étais à la fois indigné et désespéré. Parce que cette affaire est possible dans les écoles japonaises tout en étant inadmissible.
Une jeune fille qui étudiait au lycée au sud d’Osaka (deuxième ville après Tokyo) a porté plainte contre le gouvernement de la région : elle a été forcée de teindre en noir ses cheveux naturellement marron par ses professeurs (voir en détail sur ce site : http:/madame.lefigaro.fr/beaute/une-lyceenne-japonaise-forcee-de-se-teindre-les-cheveux-en-noir-301017-135006). Comme vous le croyez, la couleur des cheveux de la plupart des Japonais est noire, ses cheveux marrons étaient rares. Dans ce lycée comme dans beaucoup d’établissements, on interdit aux élèves de teindre leurs cheveux ; vous avez un peu de mal à y croire, mais dans notre pays, excepté pour les personnes mûres, teindre ses cheveux signifie encore, notamment dans les milieux scolaires, un caractère rebelle et incivil. Comme la couleur de ses cheveux n’était pas ordinaire, ou plutôt qu’il était difficile de distinguer ses cheveux naturels de ceux des élèves teints, ses professeurs l’ont contrainte de teindre ses cheveux en noir.
Cette histoire est ridicule et absurde, mais ma nièce qui étudie à un lycée près de Nagoya, autre grande ville, m’a raconté des épisodes semblables. Il est heureux pour les enseignants qu’il n’y ait pas beaucoup de lycéens qui réagissent juridiquement contre une règle scolaire insensée. L’affaire ne représente pas seulement un problème grave de notre éducation, mais aussi un des aspects de notre esprit pré-moderne.
Comme l’a rapporté l’AFP, on impose dans beaucoup d’établissements scolaires au Japon « des normes très strictes en termes d’apparence vestimentaire, de maquillage et de couleur de cheveux » (http://www.journaldemontreal.com/2017/10/27/japon-une-ado-forcee-a-teindre-ses-cheveux-attaque-son-ecole-en-justice). Pourquoi des règles très exigeantes ? Parce que l’ordre scolaire est, pour les enseignants, plus important que les libres choix des jeunes ; qu’il leur faut avant tout maintenir l’ordre des classes au détriment de la liberté des individus ; ils attachent plus d’importance à l’administration de leur classe qu’à l’éducation de chaque élève. Dans les milieux scolaires une forme de holisme pèse davantage que l’individualisme. Hors des écoles aussi, on voit partout tendances proches.
Comme si on était les ancêtres de Tocqueville, on distingue mal l’individualisme de l’égoïsme. En oubliant le droit humain conquis dans l’histoire moderne, on souligne souvent des aspects nuisibles de l’individualisme. Mais les Japonais moyens auront déjà appris les principales théories sociales depuis John Locke et Jean-Jacques Rousseau : le droit naturel présuppose des individus autosuffisants et le contrat social est passé entre des individus préexistants à la société ; l’individu est le fondement de la société, qui sert ses intérêts. En outre la Constitution du Japon, qui partage des principes avec La Déclaration des droits de l’homme, affirme dans son article 13 que « toute personne doit être respectée en qualité d’individu. »
D’ailleurs il y a une centaine d’année, Soseki NATUME, grand écrivain, l’équivalent au Japon de Marcel Proust en France, a prononcé une conférence intitulée « Mon individualisme ». Il raconte sa jubilation quand il a enfin découvert sa propre essence littéraire après ses longues études à Londres ; il y souligne qu’en creusant son problème créatif littéraire il s’est servi de sa propre pioche, pas de celle des autres. A la suite de son eurêka il explique sa conception de l’individualisme.
Soseki pense primordiales sa particularité cherchée longtemps en lui-même et son processus difficile indépendant de toute autorité ; il y reconnaît aussi sa liberté authentique. Il respecte naturellement la personnalité et la liberté des autres ; on se reconnaît respectueux et indépendant : c’est ça son individualisme.
La conférence du grand écrivain japonais prononcée en 1912 rappelle l’individualité créatrice mise en valeur par Emile Zola à la fin de XIXe siècle.
(…) moi qui n’admets dans l’art que la vie et la personnalité. J’aime au contraire la libre manifestation des pensées individuelles, (…) En un mot, je suis diamétralement opposé à Proudhon : il veut que l’art soit le produit de la nation, j’exige qu’il soit le produit de l’individu. (Le Bon Combat, dans Ecrits sur l’art 1865-1896.)
Il veut entendre « un mot inconnu » que chaque artiste vient nous dire, que personne d’autre ne peut prononcer partout ailleurs que lui dans ses œuvres.
Mais Soseki, très moderne et intellectuel, était une personne exceptionnelle et avant-garde à l’époque. Car le gouvernement d’alors dressait les enfants en faisant apprendre par cœur « le Rescrit sur l’éducation » selon lequel on était sujet de l’empereur et devait se sacrifier à l’Etat si les circonstances l’exigeaient. Cette époque n’est pas cependant si lointaine parce que j’ai entendu plusieurs fois ma grand-mère paternelle le réciter fièrement, bien qu’elle soit née beaucoup plus tard que Soseki. Et aujourd’hui encore, certains politiciens, tous proches du Premier ministre actuel du Japon, Abe, l’évoquent et l’estiment, alors que ce vieux document a déjà été abrogé par le parlement. Ils déplorent « une dégradation de la morale due à l’apparition de formes extrêmes d’individualisme » (Philippe Pons « Virage à droite dans l’éducation » Le Monde, 11, 5, 2017.)
On peut les qualifier d’extrême droite, mais sans être reconnus comme tels, leur idéologie se propage dans les écoles et réprime les droits et la liberté des enfants.On doit dénoncer leur influence étouffant les personnalités des enfants et soutenir cette lycéenne en procès avec l’éducation réactionnaire, dans lequel se met en jeu la modernité japonaise d’aujourd’hui.
Merci beaucoup pour cet article très intéressant qui illustre bien une spécificité de la culture japonaise.
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