Penser au deuil
Avant d’ajouter le dernier épisode à mon blog au mois de mars, j’avais déjà commencé à lire le beau dialogue entre deux écrivains et universitaires, Vincent Delecroix et Philippe Forestier : Le Deuil entre le chagrin et le néant (collection Le forum folio, éd. Gallimard, 2017. [Philo éd. 2015.]) En présentant ce petit livre très intéressant, nous allons penser à l’expérience du deuil, à la fois pénible et fertile à notre esprit.
Quand on me demande si je suis en deuil, j’hésite à répondre ¨ oui ¨, alors que mon père est mort il y a plus d’une dizaine d’années. Mais, comme Philippe Mercier témoignant de son expérience douloureuse, nous pouvons dire que nous sommes tous ¨deuilleurs ¨.
Finalement, ne sommes-nous pas des “deuilleurs” permanents à des degrés divers de notre vie ? En d’autres termes, n’avons-nous pas à apprendre toute notre vie à nous séparer ? ( Philosophie Magazine : Dossier « Qu’est-ce que faire son deuil ? », mis en ligne le 23,10, 2014.)
Cependant chaque expérience du deuil est différente, distincte et particulière. Car celle et celui qui a disparu est une personne unique et irremplaçable.
Vincent Delecroix —(…) l’incommensurable se situe aussi dans la multiplicité de nos propres expériences du deuil. Nous vivons tous plusieurs expériences de deuil qui entre elles sont incommensurables…
Philippe Forestier —… et qui communiquent pourtant. (o.p. cit. p. 28.)
Oui, chaque expérience est propre sans rien de commun avec les autres, mais elle communique pourtant avec elles . C’est à la fois particulier et universel.
Anne Dufourmentelle, philosophe et psychanalyste, nous éclaire le secret du mystère ambivalent de ce ¨ pourtant ¨.
Tout le travail du deuil va consister en un mécanisme de sevrage. Il va falloir se sevrer peu à peu de la présence qu’a déposée en nous l’autre, laquelle s’incarne sous la forme de souvenirs, de lieux, de vêtements, de mille détails, etc. (Philosophie Magazine : Dossier « Qu’est-ce que faire son deuil ? » )
Nous étions tous destinés à quitter le sein de notre mère, à abandonner notre mamelle et à s’en passer, une fois renoncé à l’objet enviable. La psychanalyste explique que cette expérience universelle pendant notre enfance permet de nous communiquer un deuil particulier. L’expérience singulière nous servirait d’ailleurs à faire un lien entre nous tous, isolés, solitaires et parfois avides d’une présence de l’autre.
¨ A la fois ¨ et ¨ pourtant ¨ : une dimension essentielle du deuil consiste en cette ambivalence.
L’ambivalence du deuil est aussi temporelle. Le deuil est « une médiation entre les vivants et la mort » (Dictionnaire Culturel en langue française, Le Robert, 2005.) C’est-à-dire qu’il se situe entre le présent attendant l’avenir et le passé. Mais nous, très occupés des affaires présentes, ou trop anxieux de l’avenir proche, oublions d’ordinaire l’expérience fondamentale du temps qui se déroule en deux directions contraires : le temps vécu entre remords et espérance. On regrette de ne pas avoir fait autrement avec celle ou celui dont la mort est toute proche et on espère à la fois sa paix éternelle là-bas et sa propre acceptation difficile de l’absence absolue. Frédéric Worms décrit cette réalité du temps : « C’est la tension entre le passé et l’avenir eux-mêmes ».
Bien plutôt sommes-nous tiraillés, entre ce qui nous tire vers l’avant et vers l’arrière. Là réside peut-être ce conflit, que nous ne voulons pas voir. Il faut bien pourtant le vivre. (Revivre : Eprouver nos blessures et nos ressources, Flammarion, 2012.)
Et ce philosophe explique « la tension », « ce conflit » en faisant référence à l’œuvre de Marcel Prout, notamment son célèbre chapitre « Les Intermittences du cœur ». Il évoque l’expérience curieuse du héros du grand roman : il a enfin découvert successivement la présence de sa grand-mère disparue il y a plusieurs années, et l’absence et sa mort irréversible : « cette contradiction si étrange de la survivance et du néant entrecroisés en moi » ; « la douloureuse synthèse de la survivance et du néant » (A la Recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade » 4 vol, Gallimard, 1987-89. tome III, p. 156-7. )
Ce deuil étrange, nous le savons, déclenchera ultérieurement la création du roman du héros. Mais on s’en tient ici à constater ce bel exemple littéraire cité par le philosophe, pour en remarquer un autre de Roland Barthes, un des descendants de Proust, dont parlent les deux écrivains Delecroix et Forestier.
Il s’agit encore de retrouver sa mère défunte, son image de son enfance, son essence intacte dans la Photographie du Jardin d’Hiver. Barthes, lui aussi, fait l’expérience authentique de la tension et du conflit du temps, l’expérience d’à la fois.
(…) cette Photographie du Jardin d’Hiver était pour moi comme la dernière musique qu’écrivit Schuman avant de sombrer, ce premier Chant de l’Aube, qui s’accorde à la fois à l’être de ma mère et au chagrin que j’ai de sa mort ; (…) (La Chambre claire Note sur la photographie, éd. Gallimard, Seuil, 1980. p. 110.)
Et il écrit : « Je résolvais ainsi, à ma manière, la Mort. » (ibid. p.113.). Résoudre la Mort ? La mort est certes universelle, car nos ancêtres sont morts, on sera tous mort. Mais la mort est en même temps particulière, puisque celle qui est morte est sa mère unique. Grâce à la Photo, il a réussi à sauver la particularité de sa propre mère d’une morte de « l’espèce » humaine.
Elle morte, je n’avais aucune raison de m’accorder à la marche du Vivant supérieur (l’espèce). Ma particularité ne pourrait jamais plus s’universaliser (…). ( ibid.)
On retrouve encore l’ambivalence de la mort entre universalité et particularité, ici celle-ci mise en accent par Barthes.
Nous finirons par la façon dont les deux écrivains dont nous sommes partis abordent eux aussi ce sujet. Forestier parle du titre d’une de ses œuvres, Sarinagara (éd. Gallimard, 2004.), emprunté au poème haïku de Kobayashi Issa : « monde de rosée / c’est un monde de rosée / et pourtant pourtant » Le ¨ pourtant ¨ répété se dit en japonais Sarinagara ; rosée, touyou, a la connotation des êtres précaires, éphémères et mortels.
(…) pour laquelle [ la tradition de zen ] tout est une illusion, tout est éphémère, où moi-même est une illusion, j’entends s’exprimer l’idée que, malgré tout, quelque chose s’accroche à la vie de ceux qu’on a aimés et que ce sentiment est légitime et mérite d’être défendu. (…) Tout nous incite à accepter la mort, mais quelque chose en nous résiste à cette acceptation. (op. cit. p. 109.)
Personne ne peut éviter le destin universel de la mort, ni se résigner pourtant à abandonner la vie particulière. A travers ce dialogue, deux écrivains insistent sur un rôle de la littérature : décrire les multiples façons d’accepter péniblement la mort et d’y résister.
On suit à la fois pensée philosophique, humaine et profonde sur le deuil et leur défense de la Littérature. En cette saison de la rentrée littéraire, c’est une belle introduction, très lisible, à la philosophie et à la littérature.
Très fine analyse.
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